Rencontre avec Nawell Madani : « Ce que j’essaie de faire, c’est changer les choses »

Ahmed bahhodh

Elle rit quand on lui dit qu’elle est un peu la Beyonce belge. Elle bouge aussi bien qu’elle et, au delà d’être une humoriste et une actrice, Nawell Madani est surtout une businesswoman qui force le respect. Partie de rien, à part de sa profonde envie d’y arriver, elle produit et réalise aujourd’hui une série géniale pour Netflix («Jusqu’ici tout va bien», dans laquelle elle joue aussi). Entre parcours de battante -et les combats sont encore nombreux, souligne-t-elle- et vie de famille heureuse, la belle Belge raconte son ascension avec force et conviction. Inspirante.

Nawell, le terme businesswoman, il vous convient bien aujourd’hui?

Sincèrement, c’est parce que les gens me le disent mais moi j’ai l’impression de juste me battre, plus que faire du business! Mais c’est clair qu’aujourd’hui je produis ma série («Jusqu’ici tout va bien»), j’ai envie de produire d’autres choses dans lesquelles je ne suis pas impliquée… parce que je vois des jeunes se battre. J’entreprends pas mal de choses donc, oui, j’ai une casquette «business» aujourd’hui parce que j’ai envie que les choses se fassent.

Parce que, sinon, les choses ne se font pas si on attend?

Tu sais, je partage ma vie avec un acteur noir (Djebril Zonga, récemment nommé aux César pour «Les Misérables»). Les propositions ne tombent pas toutes seules, ça n’arrive jamais. Je lui dis que s’il ne crée pas, il restera dans l’attente, et il deviendra un artiste frustré. Il faut qu’on crée, qu’on pense à nous avant que les autres ne pensent à nous. Je suis dans cette démarche-là. On avance chacun à son rythme, on a chacun sa vision et aujourd’hui il me dit: «t’as raison». Il pensait qu’après «Les Misérables», tout allait arriver. Mais il est plus demandé aux États-Unis qu’en France, parce qu’il est beau gosse, ancien mannequin,…Du coup, là, il tourne dans ma série.

Comment vous l’avez créée cette série pour Netflix?

Je venais de me faire opérer, parce que j’ai toujours une cicatrice de mon accident domestique (à deux ans et demi elle a été brûlée au 3e degré, NdlR). Je dois encore faire un peu de chirurgie réparatrice. J’étais allongée pendant trois semaines et je me suis mise à écrire, c’était juste avant le confinement. Pendant cette période, je regardais beaucoup de séries et je suis tombée amoureuse de «Succession» où la famille est au cœur du récit. Je trouvais ça extraordinaire, ces personnages tiraillés, ces méchants qu’on adore. J’ai regardé «Validé» aussi et je me suis demandé où étaient les meufs! Il y a toujours une prédominance masculine. Et là, j’ai eu envie de raconter cette histoire que j’écrivais. Comme je me nourris souvent de moi, ça parlait de la sororité, de mes sœurs, de mon petit frère qu’on protège, de cette place que j’ai prise au sein de la fratrie et comment beaucoup de femmes deviennent les «hommes de la maison». On est souvent en première ligne de l’éducation et de l’économie, et encore plus dans les quartiers… J’ai voulu parler de ça, en mélangeant thriller et vannes.

Crédit : Joseph Degbadjo

Crédit : Ahmed bahhodh

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Ahmed Bahhodh

Dans votre tête, c’était directement une série pour Netflix?

Netflix ou Canal+, pour la liberté de ton. Et parce que je veux avoir des femmes issues des minorités dedans, je ne veux pas d’acteurs «bankable», je veux du sang neuf. On a envoyé le projet à Netflix et je les ai vus trois semaines plus tard. Ils m’ont dit: «sache qu’on t’attendait. On veut faire un projet avec toi. Ce projet-là nous plaît, il y a encore du boulot mais peaufine». Et c’était signé.

Il y a de l’humour dans cette série, mais surtout des sujets de fond. Votre personnage, Fara, est une journaliste d’une chaîne d’info. On sent que vous voulez dénoncer la désinformation, l’info buzz autour des banlieues…

Oui Fara représente vraiment l’intersectionnalité. Elle subit le racisme, le sexisme, la discrimination au sens le plus large. Moi aussi j’ai vécu ça. Comme dans la scène d’ouverture où le flic tutoie directement Fara, où il lui parle mal, ça m’est arrivé. Je ne sais pas si c’est parce que je suis une femme ou une arabe… Du coup, j’ai nourri le personnage de phrases qu’on m’a dites comme «t’inquiète pas, tout doucement on va oublier d’où tu viens». Et quand j’ai parlé avec des journalistes femmes pour créer ce personnage, elles m’ont vraiment expliqué leur combat, en tant que femmes maghrébines, qu’elles doivent faire trois fois plus que les autres tout en voyant les places leur passer sous le nez. Je me souviens que pour moi, Claire Chazal c’était une icône, c’était la femme qui avait de la poigne. Et aujourd’hui, on n’a pas encore une femme racisée qui présente le JT de TF1, le plus regardé d’Europe. Donc, je me suis dit «j’y vais!». Avec la fiction, tu peux tout inventer! Mais ce n’est pas normal que ça paraisse fou de le faire, que ça n’existe pas en vrai.

En parlant de discrimination, il y a une scène très significative dans la série où Fara, quand elle devient présentatrice, se voit lisser et blondir les cheveux. Vous l’avez déjà vécu ça?

Je pense qu’il y a un complexe et un racisme capillaires. Moi, on m’a en tout cas toujours dit: «lisse tes cheveux, ça fait plus propre». Je n’avais alors pas conscience de ce qu’on me disait… Ma mère, elle, me disait –et c’est dire à quel point on a, nous, des complexes–: «tu ne vas pas aller comme ça, t’es pas présentable!». Si tu y réfléchis bien, quand tu regardes les dessins pour enfants, quand on veut montrer une petite fille un peu fofolle, elle a les cheveux ébouriffés, un peu bouclés! Et quand il y a une meuf kaïra (racaille) dans les films, souvent elle a les cheveux bouclés.

Et des propositions de films, vous en recevez beaucoup?

Oui, mais je suis difficile. Mais la bimbo, la racaille, ça je refuse. J’ai refusé «Kung Fu Zohra» ou, il y a quelques années «Couscous royal». Je suis honorée qu’on pense à moi, mais je ne peux pas défendre ces films et leurs propos. Je n’y arrive plus, donc je dis «non».

Est-ce qu’il y a encore trop d’ignorance, trop de clichés sur les arabes ou une vision monolithique des origines maghrébines?

Oui, complètement. Quand je vois le débat sur le voile qui revient à chaque fois, je dis que ma sœur a porté le voile de sa propre volonté. Puis, elle l’a retiré et je ne l’ai pas moins ou plus aimée. Et quand moi je suis montée sur scène, elle n’avait pas de jugement vis-à-vis de moi. Chacun vit sa foi à sa façon et c’est comme ça qu’on cohabite. Comme dans n’importe quelle famille, on se questionne. Mais c’est en filigrane dans la série, je veux surtout montrer une famille normale. En fait, ce sont les gens qui me mettent toujours face à ma double culture. Moi, elle est ancrée.

Néanmoins, vous trouvez que du chemin a été fait?

Oui. Même si je sais que si je présentais ce projet-ci à n’importe quelle chaîne, on me le jetterait au nez. On ne m’a même pas reçue quand j’ai proposé d’autres projets. J’ai essayé de pousser ces portes, j’avais plein de d’idées. Mais jamais on ne m’a reçue.

Se battre tout le temps pour y arriver, ce n’est pas épuisant au bout d’un moment?

Si, c’est pour ça que j’ai mon mari à mes côtés, ma sœur aussi… Et, en même temps, je me demande si je serais arrivée jusque-là si je n’avais pas eu tous ces obstacles. Quand on est dans un certain confort, et je le vois avec des copines stand-upeuses qui n’ont pas mes difficultés, eh bien, elles ne s’attaquent pas à créer une série. On les appelle, du coup, elles sont comédiennes. Mais, moi, je suis en train de changer les choses: une nana, qu’elle soit chinoise, congolaise ou italienne peu importe, qui a grandi à Anderlecht comme moi, elle peut se dire qu’elle peut faire une série qui sort dans 186 pays! C’est ouf ou pas? (sourire)

Fara veut réussir, présenter le JT pour rendre fier son père. Vous, qui voulez-vous rendre fier avec tout ce que vous entreprenez?

Maintenant, ce que j’accomplis, c’est pour ma fille. Elle est métisse, je n’ai plus envie qu’elle ait ces obstacles-là. C’est fini là, il faut que ça s’arrête!

Pour pousser à ce point les portes depuis des années, il y avait aussi une part d’inconscience chez vous?

En fait, ça vient de la danse. La danse m’a permis de comprendre que tout était possible. J’ai vu des nanas avec lesquelles je faisais des chorégraphies dans les centres culturels se retrouver sur scène à danser derrière Justin Timberlake! Aujourd’hui, l’urbain prône et je viens de là. J’ai vu que j’avais encore une autoroute devant moi..

Vous avez toujours eu conscience que vous devriez vous battre dans la vie?

En fait, j’aimerais bien que ça glisse. Je ne demande pas à me battre en fait… C’est le mot «battre» qui n’est pas normal. Mais je suis obligée, je veux exister! Je suis passionnée, je ne compte pas mes heures et ce n’est pas grave si m’endors sur mon clavier.