La chronique d’Audrey Van Ouytsel, docteur en Sociologie : "Il est où le bonheur, il est où ?"

À l’entrée de ma librairie préférée figurent déjà les derniers best-sellers en matière de développement personnel. Tous portent en eux la promesse du siècle : « Comment être heureux » ! Nous sommes nombreux à céder avec frénésie à l’achat du dernier livre qui nous apprendra une fois pour toutes comment être heureux.

Depuis l’avènement de la psychologie positive et son importation des USA au début des années 2000, l’enjeu du bonheur est devenu politique et sociétal. De nombreux sondages sont censés déterminer un classement des pays dans lesquels on est le plus heureux. L’ONU a d’ailleurs initié, depuis 2012, la journée mondiale du bonheur. Cette quête est aussi devenue une affaire de business. On ne recense plus les ouvrages, les conférences, les objets et les services qui y sont consacrés.

Mesdames et messieurs, bienvenue dans le règne tout-puissant de l’« happycratie ». La question du bonheur taraude la nature humaine depuis la nuit des temps et constitue un enjeu fondamentalement existentiel. L’avènement de l’individualisme contraint chacun désormais à prendre la responsabilité de son propre bonheur. Le courant de la psychologie positive a surfé sur cette vague de la quête personnelle du bonheur. Et il devient de plus en plus diffi cile de subir cette injonction.

D’abord, c’est contre-productif car on ne peut pas exhorter quelqu’un à être heureux. Cette tendance actuelle pourrait réduire le bonheur à sa plus simple expression : avec quelques exercices ou quelques efforts, tout le monde est censé y parvenir. On oublie que la préoccupation au bonheur demeure un « luxe », car pour ceux et celles qui vivent dans la précarité matérielle et affective, c’est la question de la survie qui se pose avant celle du bonheur. Carole, 38 ans, maman divorcée qui subvient seule aux besoins de ses trois enfants en cumulant trois jobs par semaine, m’explique :

Je n’ai ni le temps, ni les moyens de penser au bonheur, je veux juste que mes enfants ne manquent de rien. Pour le moment, je ne vis que pour ça 

Autre écueil, si vous ne parvenez pas au bonheur, c’est de votre faute car il est à la portée de tous. Vous devenez coupable de votre malheur. Prôner et contraindre un état permanent de bonheur génère aussi à terme une intolérance à la frustration et aux imprévus malheureux de la vie.

Le bonheur n’est pas un état permanent, il se vit et s’éprouve au travers de moments. C’est la rareté ou le caractère non-permanent de ces moments qui attribue au bonheur son inestimable valeur. Plutôt que de feindre un état de béatitude, on peut apprendre à savourer les beaux moments de l’existence. Et adopter la posture qui nous permettra de les accueillir.

Entretenons notre capacité d’émerveillement. Gardons notre âme d’enfant sans craindre de paraître immature ou irresponsable. Dans notre culture, on associe la fi abilité au contrôle permanent de nos émotions. On peut être sérieux et s’émerveiller devant la magie d’un arc-en-ciel. Acceptons les écueils de la vie et ne cherchons pas à tout contrôler. Assumons nos états d’âme et notre droit à la tristesse et la mélancolie ! Enfin, ayons le courage et la détermination de vivre en alignement avec nos valeurs profondes, quitte à nous sentir parfois en décalage avec les valeurs dominantes prônées par notre entourage ou la société.