La chronique d’Audrey Van Ouytsel, sociologue de "Mariés au premier regard" : On ne choisit pas ses parents, on ne choisit pas sa famille

Emma a 40 ans. Elle travaille dans les médias après un brillant cursus universitaire. Elle possède tous les signes extérieurs qui pourraient présager d’une réussite sociale et professionnelle dans la société qui est la nôtre: un bon niveau de revenus lui permettant de vivre dans un beau quartier, de pouvoir s’adonner à des activités culturelles, de s’autoriser des vacances annuelles à l’étranger. Beaucoup de gens admirent son parcours brillant, certains l’envient et la jalousent

Emma ne comprend pas pourquoi elle peut susciter l’envie. Et ce n’est pas de la fausse modestie. Elle ne se trouve pas exceptionnelle. Elle décide de consulter car elle se sent vraiment mal à l’aise vis-à-vis de cette réussite qu’on lui attribute et qu’on lui envie. En fait, elle ne se sent digne de rien. Elle s’effondre dans mon canapé et s’empresse de saisir la boîte de mouchoirs déposée à côté d’elle. Elle s’excuse plusieurs fois avant de laisser couler des larmes de chagrin sur son doux visage. Elle semble éreintée de ses nombreuses heures de travail par semaine, mais elle s’astreint à cette cadence infernale car elle se dit que travailler moins ferait d’elle une «parasite du système». «Vous savez, je ne suis pas si capable que ça. Je suis certaine que d’autres feraient le job mieux que moi. D’ailleurs tôt ou tard ma boîte va s’en rendre compte et je vais me faire jeter. Mais en attendant, je me donne à fond, comme ça ils me pensent à la hauteur du job».

Lorsque je lui expose les facteurs objectifs qui attestent de sa réussite, elle m’interrompt brusquement en me disant que «c’est juste par chance, et parce qu’elle était au bon endroit au bon moment» qu’elle a réussi sa vie professsionnelle. Regard négatif porté sur elle-même. Minimisation de sa réussite. Sentiment d’incompétence et ne de pas être à sa place professionnellement. Attribution de sa réussite à des facteurs indépendants de sa volonté (le hasard) au détriment de ses propres mérites: je lui propose rapidement de mettre des mots sur cette tension identitaire qui l’oppresse au quotidien: le syndrome de l’imposteur.

Répandu autant chez les hommes que chez les femmes, il se caractérise par le sentiment de ne pas mériter la place qu’on occupe. Ce syndrome qui trouve son origine dans un égo malmené dans l’enfance, peut concerner tant le plan professionnel que le plan privé. En creusant l’histoire de vie d’Emma, on peut comprendre les facteurs à l’origine de son syndrome de l’imposteur. Cadette d’une famille de cinq enfants, elle a longtemps été considérée par ses frères et soeurs, à cause de ses moindres résultats scolaires en secondaire, comme le vilain petit canard. On lui avait prédit un avenir plutôt médiocre. Cette image négative d’elle-même l’a marquée au fer rouge.

C’est à l’université qu’elle a réellement explosé les scores à la grande stupéfaction de son entourage. Sa famille n’a jamais pu le conscientiser ni l’accepter. La moindre allusion faite à sa réussite suscite l’agacement de ses frères et soeurs qui éprouvent beaucoup de difficultés à reconnaître les mérites d’Emma. Donc elle se tait. Elle se renie. Elle se fait toute petite. Et sort des réunions de famille la boule au ventre car jamais personne ne va reconnaître ses réussites. «On ne naît pas prophète en son pays», lui dis-je. En effet, la famille demeure le système de parenté auquel nous sommes le plus durablement liés et le premier à nous attribuer une identité et des compétences. Mais il n’est pas interdit d’en conscientiser les dysfonctionnements et d’adopter un certain recul face à des identités attribuées qui nous poursuivent et nous font souffrir. Et d’opter pour le choix de nous nourrir, au travers de nos liens amicaux, de retours positifs et d’une réelle reconnaissance qui compenseront le déficit dont nous souffrons. On ne choisit pas sa famille mais on choisit ses amis!