La chronique d’Audrey Van Ouytsel, docteur en Sociologie : « Amies ennemies au fil de la mélodie »

Sororité. Ce néologisme, version féminine de la fraternité, connaît, depuis quelques années une expansion généralisée dans les médias et dans la littérature. Version 2.0 de la solidarité féminine, la sororité devient cet état d’esprit typiquement féminin qui devrait nous permettre de n’éprouver que des sentiments beaux et nobles les unes envers les autres: la solidarité, la bienveillance et le respect. L’histoire de la sororité relève toutefois d’un paradoxe: associée à l’émergence du féminisme postmoderne et à la libération de la femme, elle est encore pourtant marquée par le patriarcat et la domination masculine qu’il sous-tend.

Dans cette conception ancrée dans notre inconscient collectif, la femme doit en effet incarner douceur, patience et bienveillance, au risque de ne plus incarner l’archétype de la femme séduisante. Autrement dit, nous sommes culturellement conditionnées et contraintes à la bienveillance et à l’empathie. Cette construction sociale de la féminité que nous «subissons» depuis des millénaires nous contraint à exprimer notre mécontentement par des voies détournées afin de préserver cette façade de la féminité imposée par les hommes. Une femme qui laisse exploser sa colère «comme un homme», c’est mal vu encore aujourd’hui.

Geneviève n’a pas supporté l’annonce de la grossesse de son amie Adeline, jalouse de son bonheur. Geneviève, qui encaisse les déboires sentimentaux, va colporter les pires rumeurs sur le père de l’enfant à naître. Eva, jalouse que son amie et collègue Géraldine, qu’elle perçoit comme compétente et menaçante, puisse décrocher enfin son CDI après une succession d’intérims, l’a complètement descendue auprès du DRH afin de le décourager de la réengager. Une Geneviève et une Eva sommeillent en chacune d’entre nous. Les trahisons amicales entre femmes suscitent beaucoup d’émois, de déception et de destructivité. Ce sont de véritables traumatismes que nous infligeons à nos amies. Pourquoi? Les femmes investissent leurs amitiés avec une intensité émotionnelle faisant écho au lien originel qui les unit à leurs mères. Nous avons un besoin vital d’être en lien les unes avec les autres. Pourtant, la sororité demeure parfois cette façade de politesse et de sourires affectés échangés sur un fond de jalousie amère et larvée.

La rivalité féminine est naturelle. On a toutes eu peur un jour dans notre existence de ne pas être «assez», «trop», ou encore «nulle» et «insignifiante» par rapport à une femme que l’on perçoit comme «parfaite». Démystifions, normalisons et dédramatisons cela. Plus nous la refoulons et nous taisons nos ressentis en vue d’un travestissement pour rester de «gentilles petites filles» qui se conforment au modèle patriarcal, plus nous devenons potentiellement démoniaques envers nos soeurs. Reconnaissons que nous sommes avant tout des êtres humains avec nos envies, nos imperfections et nos blessures.

Que serait la vraie sororité? Envisager ce lien fort et vital qui nous unit de manière sincère en reconnaissant notre droit à ressentir de l’envie à l’égard de nos semblables. Accepter de reconnaître cette envie sans basculer dans la haine. Nos existences singulières et tumultueuses nous rendront tantôt envieuses tantôt inspirantes. Mettons des mots sur cette rivalité. Parlonsen. Interrogeons-nous sur ce qu’elle nous enseigne sur notre estime de nous-mêmes, sur nos exigences et nos jugements à l’égard de nous-mêmes et des autres femmes. Apprenons à dialoguer sincèrement. Privilégions l’admiration et l’art du compliment authentique à l’idéalisation et les faux-semblants. Cessons de vouloir indéfiniment plaire aux hommes.