Michel a 85 ans. Ancien ingénieur agronome des régions tropicales, il a œuvré toute sa carrière en tant qu’expatrié pour de prestigieuses ONG en Afrique. Je le reçois un soir de novembre. L’homme s’assoit en face de moi et me fixe de son regard sombre. Un regard à la fois teinté de dubitation et de satisfaction.
Du haut de ses 85 ans, et en référence aux préceptes de sa génération de survivants de la Seconde Guerre mondiale, Michel ne fait logiquement pas partie de ces gens qui consultent des thérapeutes. «Oui», me dit-il, «j’ai dû prendre mon courage à deux mains pour venir, et de toute façon, personne n’est au courant de notre rendez-vous». Un rendez-vous qui constitue, je le comprends très vite, sa seule sortie de la semaine. Pensionné depuis une vingtaine d’années et veuf depuis trois ans, Michel m’exprime qu’il se se sent seul. Et inutile aussi. Il a besoin de parler. En fait, Michel souffre des préjugés que notre société diffuse et entretient à l’égard des personnes agées.
La personne âgée est considére comme «autre». Notre société repousse les vieillards et les condamne à la solitude et au désespoir. Michel, qui depuis quelque temps connaît des pertes de mémoire, affronte les critiques de ses enfants qui estiment qu’il est temps pour lui de rejoindre une maison de repos car son état de santé se dégrade. «Mais je ne suis pas fou, j’ai toute ma tête», me lance-t-il d’un ton désespéré. «J’ai toujours connu des petits oublis, cela survient quand je pense à trop de choses en même temps. Je peux vous parler de n’importe quel sujet de mes recherches en agronomie. Je peux vous préciser aussi qu’on est jeudi». À ce moment, je réalise que moi aussi, je connais parfois des petits oublis. Michel, considéré comme une personne âgée, incarne en effet les deux innommables de la modernité: le vieillissement et la finitude. Souffrir d’un stéréotype nous condamne à être défini sur base de ce qu’il y a de plus réducteur et de plus déshumanisant: se voir exclu, traité d’incapable, et limité, et ce, au nom de critères spécifiques.
Et pourtant, vieillir est un processus irréversible auquel aucun d’entre nous n’échappera. La demande de Michel est en fait de se sentir validé, et autorisé, par une figure de légitimité, d’exister et reconnu encore capable de faire des choses. Continuer à profiter des petits et grands plaisirs de l’existence. «Vous avez encore beaucoup de belles choses à vivre Michel, et vous en êtes parfaitement capable», lui dis-je. C’est à ce moment que son visage s’illumina d’un grand sourire. «Profitez de tout ce qui vous procure du sens et de l’envie».
Un peu plus tard, je lui proposerai de m’évoquer ses rêves de jeunesse et de penser à ceux qu’il peut encore accomplir aujourd’hui. Il me parlera de sa passion pour le cyclisme et la cuisine. Il m’annonce ensuite son désir de reprendre des cours de cuisine africaine prochainement. L’âge, en plus de ce que les autres projettent sur nous en termes de capacités et d’incapacités, de limites et de possibles, est aussi cette manière que nous avons d’interagir avec le monde, de nous percevoir, et d’entretenir notre vivacité d’esprit. Les études scientifiques confirment en effet l’impact positif d’un état d’esprit dynamique et vif sur la confiance en soi, la santé physique des individus ainsi que sur leur longévité. Carpe diem, Michel!
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